Ecce homo
- Donc, si Monsieur DALMAZZO a repris ses esprits, nous allons procéder à l'extraction.
Il est vrai que, malgré la température glaciale du bloc, j’avais eu du mal à garder mon sang froid. Plusieurs fois mon pied avait tremblé sur le carrelage en faisant un bruit difficile à cacher. Un peu le tic-tic de mes dents.
- Bon, suivez-moi bien. Il faut savoir qu'une cervelle, ça ne vient pas à la première sollicitation. Ce n'est pas une orange mûre qu'on cueille au haut d'une branche. Ce fruit-là a ses attaches. Il est bien accroché au support. Si vous plongez la main pour le sortir, bêtement, sans précaution, comme si vous ramassiez une laitue dans votre potager, vous feriez des saletés. Pour que la plante vienne dans toute sa beauté, il faut procéder méthodiquement et s'occuper d’abord des racines…
Ses yeux brillaient autant que son scalpel. Pour faire bonne contenance, je hochais la tête. Péniblement.
Il aimait le suspens.
Il attendit un instant et reprit :
- Vous savez naturellement qu’il y a douze paires de nerfs crâniens. Je ne reviendrai pas là-dessus. Côté nerfs optiques, nous avons fait le travail tout à l’heure…
Ce travail-là m’avait valu mon premier étourdissement.
- … On peut s’occuper aussi des nerfs vestibulo-cochléaires, ceux-là mêmes qu’on appelait autrefois les nerfs auditifs. Ici et là… Pour les autres, tout couper maintenant n’est pas vraiment nécessaire. On peut à la rigueur mettre quelques coups de scalpels… aux bons endroits bien sûr, comme ici …et là …c’est plus propre… Voilà.
Voilà.
-… et bien sûr, princeps in fine, le bulbe rachidien… Ah, là, il faut connaître!
Il sortit de je-ne-sais-où un bel objet brillant, une sorte de hachoir à saucisse au design danois.
- On enfonce sec, ici, au ras de la troisième vertèbre… comme ça… et on peaufine par quelques petites incisions latérales. Comme ça et… comme ça… DALMAZZO vous me suivez toujours ?
Il m’avait suffit d’un petit fléchissement d’épaules pour me faire repérer !
Tant bien que mal, je parvins à me redresser mais c’est un gloussement et un chuchotement ironique de trop qui, portant un coup salutaire à mon amour-propre, me sortirent d’affaire.
Je crispai mes orteils dans mes chaussures et, dans le même effort, réussis à faire un nœud marin avec mes doigts. Puis, tout en mordant fermement l’intérieur de mes lèvres, j’affrontai un à un les regards qui m’entouraient.
Le silence respectueux qui se fit subitement me prouva que j’irradiais d’une aura surnaturelle.
- Bon, continuons ! On introduit alors une sorte de pelle à tarte… comme celle-ci.
Nouveau coup de prestidigitateur.
- On enfonce ici. On tourne comme ça... doucement... dans un sens … dans l’autre. On pince….et on enlève le tout… et voilà… Ouvrez les mains, DALMAZZO!
Je sursautai à nouveau. Qu'avait-il dit? J'avais entendu ZO.
- Allez DALMAZZO, … DALMAZZO Michel!
Aucun doute, c’était moi. Encore moi ! Mais qu’est-ce que j’avais fait à Hippocrate ?
Mon cœur battait à tout rompre, mais je tenais bon.
Plus de ricanements discrets, comme tout à l’heure, mais des soupirs jaloux. Le genre d’ambiance qui, à la piscine, vous pousse à faire chiche du haut du grand plongeoir.
Je bombai le torse et tendis mes deux mains ouvertes, fièrement, consciencieusement, comme si, de moi seul, allait dépendre la vie de ce nouveau-né.
Je fus surpris par sa légèreté, sa mollesse, sa fermeté.
Un peu le sentiment que vous auriez en tenant dans vos mains une génoise aux pommes.
J'étais submergé de peur…redoutant par-dessus tout que le bébé se mette à pleurer.
- Ecce homo, dit fièrement le professeur en pointant son bistouri sur la créature qu’il venait de mettre au monde.
Le lendemain, j’abandonnais la médecine.
© M.DALMAZZO