Le lapinster
Avec quelques planches, des clous et un gros coup de main de mon père, nous avions fabriqué pour mon copain lapin un petit studio douillet. Rez-de-chaussée, chambre-salon-coin-cuisine, il offrait tout le confort dont peut rêver un animal civilisé: boite à manger, couvercle à boire, matelas en paille, hormis la liberté évidemment, mais dans de telles conditions, à quoi sert la liberté?
Un toit amovible facilitait l’entretien et l’observation à laquelle nous nous consacrions, Alphonse et moi, un certain après-midi de vacances
Nous avions organisé une rencontre amoureuse lapin-hamster dont nous attendions beaucoup.
Aux apprentis-chercheurs de onze ans que nous étions, la découverte des choses de la vie provoquaient quelques picotements rouges aux joues et aux oreilles.
Malheureusement, nos petits compagnons ne partageaient pas notre excitation.
L’un semblait tétanisé et l’autre endormi.
Au dessus d’eux, nous restions accroupis, aussi lapin et hamster que possible, attendant patiemment les premiers événements.
Le temps passa.
Sans s’en apercevoir, Alphonse avait fini par ressembler à un gros spécimen d’une espèce analogue à celles que nous guettions. Il frémissait des narines, une de ses lèvres tremblait, un coude était enfoui sous lui et sa tête sortait à peine de ses épaules. Un instant, il a même réussi à faire bouger une oreille.
De mon côté, simple question de tempérament, le mental l’avait emporté sur le physique. Je concentrais ma volonté et m’efforçais de lire, d’entendre ou de voir je-ne-sais-quoi je-ne-sais-où, espérant établir une sorte de liaison télépathique entre la pensée de nos deux locataires et mon esprit d’analyse
Je serrais les dents. Je plissais les yeux. J’orientais mon front comme un radar.
Le temps passa.
Rien. Je n’entendais rien. Je ne sentais, je ne comprenais rien.
Ces choses vivantes m’étaient étrangères, inaccessibles. Elles ne disaient même pas qu’elles n’avaient rien à dire. Elles ne disaient rien.
Le temps passa.
Le dos endoloris d’Alphonse mit un terme à sa patience scientifique.
Il suggéra d’attendre la saison des amours, sans pouvoir préciser de quelle période il s’agissait, ajoutant que la pleine lune jouerait probablement un rôle mais il ne savait pas lequel.
Pour ma part, je soupçonnais des considérations techniques que nous avions négligées, comme la lumière, les bruits, l'ambiance, toutes choses auxquelles personne ne peut rester insensible.
Cela nous redonna un peu d’espoir. C’était à tenter.
Nous allumâmes une lampe. Pas de réaction. Nous fîmes l'obscurité. A peine un frémissement.
Nous mélangeâmes graines et morceaux de carotte. Zéro.
Je passe sur la musique suave et le déménagement au pied du radiateur.
Quelles que fussent nos tentatives, nos animaux s'obstinaient à coexister dans une indifférence réciproque navrante.
Le soir vint sans qu'aucun n'ait amorcé envers l'autre le moindre geste équivoque.
Alphonse devait rentrer chez lui, c'est-à-dire guère plus loin que l’appartement voisin.
Je lui proposai de laisser la nuit à nos deux pensionnaires pour apprendre à se connaître.
C’est à des détails comme celui-là qu’on reconnaît la nature romanesque d’un garçon.
Alphonse accepta sans hésiter, me tapa sur l’épaule et, pas mécontent de passer à autre chose, s’esquiva.
Le soir vint tristement.
Avant de me coucher, j’eus une nouvelle idée.
Je déposai dans un coin du petit logis, une tasse remplie d’eau de Cologne. A cette époque, il y en avait des grandes bouteilles dans toutes les salles de bain. Je comptais sur l’ivresse des sens pour faire bouger les corps.
Mon sommeil fut peuplé de rêves monstrueux.
Le lendemain matin, je n’attendis pas longtemps pour visiter mes pensionnaires.
En déposant le toit du logis, j’espérais sans trop y croire, mais quand même un peu, les trouver allongés gentiment côte à côte.
Le plus petit des deux se lissait les moustaches. L’autre était couché sur le côté, un pied dressé au dessus de lui, l’œil blanc et la tête tordue dans la paille.
Autant que je m’en souvienne, je n’avais jamais, jusqu’à cet instant, côtoyé la mort, de près comme de loin. Nous n’avions pas de téléviseur, d’ailleurs rare à cet époque, je n’avais jamais été au cinéma et, je n’avais jamais entendu parler d’abattage animal et encore moins du décès de quiconque.
Alors comment pouvais-je savoir ce que signifiaient cette position du corps et ce gras blanc dans l’oeil ? Je suis sûr que l’homme n’a pas assez de sa vie pour oublier la mort. Je crois que l’enfant, lui, a juste commencé: il s’en souvient encore.
L’angoisse au ventre, je courus chercher de l’aide.
Ma mère peignait dans le salon. Dans le fauteuil voisin, mon père lisait le journal.
- Maman!!!
J’avais choisi ma mère. L’instinct probablement. Elle crut devancer ma demande :
- Tu veux faire de la peinture avec moi?
Mon père avait perçu le ton anormal de ma voix. Il suffisait au médecin qu’il était pour faire un diagnostic. Il rejeta aussitôt son journal :
- Qu’y a-t-il Michel?
- C’est mon lapin, il va pas bien !
- Il NE va pas bien, me corrigea-t-il.
Je n’ai pas eu à répéter. Je le suivais déjà en courant.
Deux jours plus tard, nous mangions du lapin.
© M.DALMAZZO