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Perlimpinpinologie, humour et philosophie
8 avril 2009

Le dessin des doigts

De mon accident, je garde peu de souvenirs, un éclair, un bruit de klaxon, une explosion, guère plus.
Par contre, des deux jours qui ont suivi, dont on m’a dit que je les avais passés dans le coma,  je garde un souvenir détaillé, des images et des sensations précises, et une conviction…
Comment dire?

*

Comme les autres, j’attendais.
Anxieux.
Pour avoir la meilleure place, j’avais sacrifié mon repas et fait le pied de grue pendant plus de deux heures devant la porte fermée. J’en avais encore mal aux genoux.
Mais, je ne regrettais rien : j'étais aux premières loges, troisième rangée plein centre, juste derrière les places réservées.
Comme les autres, j’attendais. Anxieux.
Par précaution, j’avais testé mon carnet et mon stylo en rédigeant quelques phrases qui font un bon début. Pas de problème, je saurai démarrer au quart de tour, comptant sur mon expérience pour ne rien rater. Quelques abréviations et quelques mots ont toujours suffit à ma mémoire pour retrouver tous les détails.
Restait le trac, un trac terrible, entre premier rendez-vous et baccalauréat, qui me nouait le cœur.

Dalmazzo_20Pour me calmer, je répétais inlassablement à voix basse l’équation de la solution du trinôme : moins bé plus ou moins racine de bé deux moins quatre acé sur deux a, moins bé plus ou moins racine de bé deux moins quatre acé sur deux a... en insérant par moment la formule du trichloréthylène ou celle du benzoate de potassium.
Jeune, ce petit exercice diminuait déjà mon anxiété.
La présence sur les murs de reproduction de toiles de Cézanne aurait pu m’aider, mais quelques œuvres de Bacon la rendaient inutile. Visiblement, l’organisateur avait voulu faire plaisir à tout le monde.

Heureusement, l’attente ne dura pas.
Pour une raison mystérieuse, l'assemblée comprit que le moment était venu. Une sorte de pressentiment collectif ou une intuition surnaturelle, faisant comme un rayonnement qui gratouille l'esprit, avait frappé chacun de nous simultanément.
Toutes les têtes se tournèrent comme une seule dans une même direction.
Le silence se fit.
Mon estomac se crispa.
J'approchai mon stylo de la feuille.
J'ai pensé enfin. J’ai surtout écrit fin.

Elle entra.

Dès que l’assemblée aperçut la cape blanche, le corset rouge, la chevelure noire, tout s'arrêta. La laideur toxique d'un visage apparut dans la lumière. Chacun bloqua sa respiration. Une atmosphère épaisse comme la peur avait envahi les lieux.
Elle avança lentement jusqu'au bord de l'estrade, déplaçant ses jambes interminables d’un pas  élégant, enivrant, ralenti comme si le temps lui-même, devenu visqueux, avait englué les horloges.
Elle nous regarda longuement, passant méthodiquement d’une personne à l’autre.
Quand ses yeux transpercèrent les miens, je sentis passer dans ma poitrine comme la force du Mal et la sérénité du Bien, l’acier froid d’un sabre rougi par le feu.
J’ai compris que c’en était fini de moi et que j’allais devenir l’automate stupide de cette créature!
Je sentis une perle de sueur, plus probablement une perle de sang, glisser dans mon dos.
Le silence n'en finissait plus.

Elle parla.
- Bonjour, je vais commencer..
Parler, non, on ne peut pas parler comme ça.

Mon voisin de droite s’écroula. J’entendis dans mon dos qu’il y avait d’autres victimes.
Je me suis agrippé à mon stylo comme à une rambarde. Mon carnet glissa. Dans un sursaut désespéré, j’ai tout lâché, évitant ainsi de sombrer à mon tour.

Elle glissa sa main droite sur sa cuisse, pendant que, de sa main gauche, sur son cou, elle dénouait le cordon de sa cape.
Le tissu glissa à terre, dans un état d’apesanteur extraordinaire.
Au moment où il se posa sur le sol, j’entendis très nettement le battement sourd de tous les coeurs  alentour, surtout le mien, taper ensemble sur le tam-tam d’un géant.
La voix continua :
-  avec mes doigts, je vais faire un dessin...

En parlant, elle focalisait sur son index droit tous les regards de la salle.
- ...un dessin pour chacun de vous...

Elle posa son doigt sur sa bouche. Un éclat de lumière ricocha de lèvre à ongle, de ongle à lèvre.
Puis, elle descendit lentement sa main sur sa gorge. J’eus le sentiment que mon corps devenu simple contenant s’emplissait d’un incroyable liquide.
Quand le niveau a atteint ma bouche, j’ai senti un baiser ou une morsure, je ne saurai dire plus car c’est à ce moment là que je me suis évanoui.

Quand je me suis réveillé, un moustachu gros et laid me regardait dans les yeux. Au dessus, un affreux soleil de néon me donnait la nausée.
- Monsieur DALMAZZO, monsieur DALMAZZO, vous êtes avec nous ? Votre voiture a fait trois tonneaux...maintenant tout va bien!
La voix était sourde et caverneuse.
Ca sentait l’éther.

Plus tard, on m’apprit que je revenais de loin.
Cela ne m’a pas surpris, mais je n’ai jamais su si l'endroit avait à voir avec l’enfer ou le paradis.

*

Et ma conviction?
Celle qu’au moment de la mort, comme probablement à celui de notre naissance, notre sort est entre les doigts d'une créature terrifiante.

© M.DALMAZZO


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Commentaires
M
Ceci est la seconde version du texte. La version précécente était trop ambigüe. N'hésitez pas à me faire part de vos remarques.
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