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Perlimpinpinologie, humour et philosophie
8 avril 2009

Le loto

Perlimpinpinologie_08Mon ami Eric T. professe en matière de hasard une théorie extraordinaire à laquelle il doit d’être devenu la personne la plus riche que je connaisse, mais à l’époque où nous nous sommes rencontrés c’était loin d’être le cas.
Nous étions étudiants.
Il habitait la chambre voisine à la mienne, au sixième étage sous les toits, si on peut appeler ça une chambre : je me suis toujours demandé quel loyer pouvait exiger le propriétaire pour ce placard à balais, situé entre l’escalier et les toilettes communes.
Mais l’inconfort ne gênait pas Eric. Il a toujours eu ce tempérament extraordinaire de ne voir que le bon côté des choses et des gens.
J’avais à peine rangé mes valises, qu’il frappait à ma porte, une bouteille à la main, et me souhaitait la bienvenue.
J’ai vite appris qu’il faisait des études de Mathématiques, la plus belle des disciplines, se destinait à la carrière d’enseignant, le plus beau des métiers, et qu’il n’avait que son père, petit comptable, le plus merveilleux des hommes. Il m’avouait qu’il dormait peu. J’ai l’habitude, disait-il, et c’est tant mieux, compte tenu de la dizaine de petits boulots qu’il enfilait pour boucler ses fins de mois. Mais des boulots épatants, ajoutait-il, le sourire aux lèvres.

A chaque fois qu’une odeur de nouilles ou de purée s’échappait de sous sa porte, je savais qu’il allait me proposer un peu de sa cuisine et un coin de sa table, une simple planche posée sur son lit, pour partager son repas.
Dans les premiers mois de notre voisinage, je prétextais souvent un mal de tête, un sandwich déjà pris ou des cours urgents à rattraper pour décliner ses invitations. Je suis plutôt réservé et sa bonne humeur me mettait mal à l’aise. S’y ajoutait une gêne confuse provoquée par ma situation privilégiée : grâce à l’aide financière de mes parents, ma chambre (lit, table, armoire, coin cuisine, douche, et vue imprenable sur la cour) avait en comparaison de la sienne tout d’une demeure bourgeoise.

Survint un événement qui changea nos relations.
Un gros chagrin d’amour m’avait frappé au moral. Dans un moment d’égarement, je l’avais bêtement compliqué d’une grave intoxication alimentaire (à base de bégonia), souvenir pénible sur lequel je préfère ne pas revenir... (*)
Le soir où c’est arrivé, je me tordais lamentablement sur mon lit, geignant comme un mourant, et serais probablement passé dans l’autre monde si, à cet instant précis, Eric n’était pas rentré chez lui. Il avait entendu mes gémissements, s’était aussitôt inquiété de mon état, et n’obtenant de ma part d’autre réponse qu’un râle lugubre, il n’avait pas hésité à défoncer ma porte...
Dix minutes plus tard, les pompiers m’emportaient.
Pendant les quelques jours qui suivirent cet épisode, il fut de tous les instants. Il s’occupa de mes courses, prépara mes repas, et s’appliqua à me redonner le moral. J’ai fini par accepter, voire rechercher, ses invitations à condition d’y arriver les mains chargées d’une bonne bouteille, d’un bon gigot, et plus souvent de l’ensemble du repas.
Petit à petit, nous sommes devenus de véritables amis.

Perlimpinpinologie_06


De temps en temps, je le voyais sortir d’une de ses poches un carnet tout froissé, vert bonbon avec crayon et élastique. Eric faisait silence, se concentrait, et, inspiré, écrivait lentement une ligne ou deux. Il craint probablement d’oublier quelque chose, pensais-je sans chercher à en savoir plus.
Jusqu’à un certain soir.

Nous devisions dans ma chambre autour d’un plat de spaghettis, ma petite radio était allumée en sourdine, quand je le vis subitement lâcher sa fourchette, saisir son carnet, enlever d’un geste crayon et élastique, et noter la série de numéros gagnants du loto qu’on annonçait dans le poste. Il se relut sans dire un mot, tira un trait, remit le carnet dans sa poche et revint à son plat de spaghettis. Cette fois-ci, je n'ai pu résister à la question :
- Enfin, Eric, me diras-tu ce que tu écris ?
- Je m’entraîne !

Il attendait ma réaction en souriant :
- Tu t’entraînes ?
- Oui, je joue au loto ! Enfin je ne joue pas vraiment, car je n’achète pas de billet. Je note et je vérifie. Bref, je m’entraîne à voir l’avenir… Quand je serai prêt, je jouerai à coup sûr !

Je ne saurai dire de combien mes yeux se sont arrondis. Probablement deux à trois fois leur circonférence. J’ai gardé la bouche ouverte le temps nécessaire pour m’assurer que mon ami était sérieux.
Un long moment.

- Enfin, Eric, on ne peut pas prédire l’avenir !
- Je n’ai pas dit prédire l’avenir. Tu as raison, ça c’est difficile. J’ai dit voir l’avenir !
- Voir, prédire, c’est pareil !
- Mais non, Michel, ce n’est pas pareil !

Mon air hébété l'incita à s'expliquer :
- Prédire, c’est déduire le futur du présent, trouver les causes, les lois et en tirer les conséquences. Par exemple, prédire la météo ou la fin d’un film... Mais dans la plupart des cas, il y a trop de facteurs à prendre en compte. Et là, on ne peut pas prédire... Mais rien ne dit qu’on ne peut pas voir !
Je crois que j’ai laissé tomber ma fourchette par terre!
Il y avait déjà suffisamment de traces de toutes sortes pour je n’y prête aucune attention.
- Enfin, Eric, si on pouvait voir l’avenir, ça voudrait dire que le futur existe quelque part, qu’il est déjà écrit ! Enfin quoi ! Le futur n’existe pas, parce-que...parce-que…parce-que c’est le futur, il n’existe pas encore !
Eric ne se démonta pas :
- Bien sûr que le futur existe ! Ou plutôt les futurs ! Car il n’y en a pas qu’un! Tous les futurs possibles existent. Ce sont les événements que nous rencontrons, les actes que nous exécutons qui font qu’un futur se réalise plutôt qu’un autre.
- Ça revient au même ! Ça veut dire que tout peut arriver !
- Je n’ai pas dit que tous les futurs existent, j’ai dit que tous les futurs possibles existent. Par exemple, le futur selon lequel tu pourrais voler n’existe pas. Il est impossible. Par contre, est-ce que demain tu vas faire la grasse matinée ou pas? Là, il y a deux futurs possibles. Celui qui se produira dépend de ce que tu vas faire.
- Ok, tu peux toujours le dire… mais ça change quoi ?
- Et bien, si les futurs possibles existent, il n’est pas absurde de chercher à les voir ! Voilà ce que ça change !

J’étais éberlué par ce raisonnement. J’ai peiné avant de trouver l’erreur.
- Et comment sais-tu s’il existe un futur où tu gagnes au loto?
- Ah ça, je ne sais pas! C’est la vraie question ! C’est pourquoi la première chose qu’il faut essayer de voir dans le futur, ce n’est pas les numéros de lotos qui vont sortir mais si l’on peut gagner au loto ! Au moins, on est impliqué dans ce futur là. C’est seulement si on s’aperçoit qu’un tel futur existe qu’il faut s’efforcer de savoir ce qu’on doit faire pour qu’il se produise !

Aucun doute, il avait potassé la question!
J’ai jugé préférable de changer de sujet.

La fin de l’année scolaire arriva.
Je devais passer les vacances chez mes parents. Eric avait accepté un boulot de garçon de café. Nous échangeâmes un salut-salut et promîmes de nous retrouver en septembre.
Lequel septembre fut vite arrivé.

Perlimpinpinologie_06

Je retrouvai ma chambre avec le pincement au cœur de toutes les rentrées scolaires.
La chambre d’Eric était vide.
J’interrogeai aussitôt la concierge de l’immeuble :
- Ah ! Oui, vot’ voisin ! M’sieur Eric ! V’savez pas quoi ? Il a touché le loto, le super gros lot ! Vous v’rendez compte ? Et il va s’marier ! Il m’a donné un gros billet. Un gentil p’tit gars…. Attendez, il m’a laissé un mot pour vous.

La lettre d’Eric confirmait ces incroyables nouvelles. Il ajoutait son intention de me présenter sa future épouse, de faire la fête, etc... Je te raconterai les détails, disait-il en me précisant une date.
J’étais époustouflé !
Inutile de dire que j’ai attendu impatiemment le jour indiqué.

Au toc-toc sur ma porte, j’ai su que c’était lui.
Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, simplement heureux de nous revoir.
Dans son dos, une jeune fille, radieuse, nous regardait ! Eric fit les présentations,
- Caroline, Michel. Michel, Caroline.
Et, sans attendre, il me tirait par le coude
- Allez, on t’emmène !
Je ne pus placer un mot, nous étions déjà dans l’escalier.
Un taxi attendait au pied de l’immeuble.
Quelles que fussent mes questions, j’obtenais la même réponse :
- Attends, ce n’est pas loin !

Quelques minutes plus tard, nous entrions dans un café, gaiement décoré de fleurs, de guirlandes et de lampions. Un maître d’hôtel grand style nous conduisit à une table, nappée de blanc, parsemée de roses où trois fauteuils nous attendaient.
Je compris qu’Eric avait réservé l’endroit. Nous étions les seuls clients !
Un petit orchestre se mit à jouer pendant qu'un garçon nous apportait une bouteille de champagne et des coupes.
Caroline applaudit comme une petite fille à Noël.
Je n’y tenais plus :
- Enfin, Eric, raconte !
Ils s’amusaient à mon impatience.
Il se décida enfin.
- Je vais tout te dire, Michel ! Tu te rappelles ma théorie pour voir l’avenir ?
- Evidemment !
- Après y avoir beaucoup réfléchi, je me suis dit que pour me faciliter la tâche, je devais me rapprocher le plus possible de l’événement lui-même !
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Je t’explique. Le tirage du loto a lieu dans le bâtiment en face de ce café. Le vendredi soir à 19h30. Alors j’ai pensé que, pour commencer, il vaut mieux s’entraîner à voir le futur proche, le plus près possible de l’endroit et du moment où il va se produire et je suis venu m’installer ici! Pas bête, non ?
- Si tu veux, mais tu ne m’enlèveras pas de l’idée que ce qui se passera ici dans une heure n’existe pas plus que ce qui se passera dans un an à Tombouctou!
- Laisse-moi continuer.... Je suis donc venu m’installer ici ! A cette table ! Et j’ai mis tous mes sens aux aguets …
- T’as vu quelque chose ?

Je n’arrivais pas à y croire.
- J’avais mon carnet à la main, comme ça, les yeux fermés, pour mieux me concentrer,… Un moment, j’ai voulu regarder l’heure, à l’horloge, là-bas. J’ai ouvert les yeux et j’ai vu Caroline, devant moi, au bar, en train de parler au patron.
Caroline confirmait
- Oui, je voulais savoir où trouver un distributeur de billets !
- Et alors ?
demandais-je.
- Alors, tu me croiras ou pas, je me suis vu en train d’embrasser Caroline dans le cou. Comme ça !
Il ajouta le geste à la parole et continua :
- J’ai vu que je devais me lever et que je devais lui demander de venir s’asseoir à ma table, ici, pour que ce futur là se produise ! Je l’ai vu ! … Alors, j’y suis allé !
Caroline prit la suite :
- Un vrai chou ! Il m’a dit « Mademoiselle, vous allez me trouver audacieux, pardonnez moi ! Voudriez-vous prendre un verre avec moi ? » Il était si gentil. Alors, moi qui ne réponds jamais dans des cas comme ça, j’ai dit d’accord !
- Oui, elle est venue s’asseoir à ma table!

Regard tendre et bisous. Vifs et gais comme deux moineaux qui se frottent le bec
- Et depuis ce jour nous ne nous sommes pas quittés et nous avons décidé de nous marier…Michel, je voudrais que tu sois mon témoin !
J’étais abasourdi ! J’ai bégayé.
- Heu, oui, bien sûr, oui, heu… mais le loto ?
- Ah le loto ? Nous avons joué nos deux dates de naissance et nous avons gagné! Tu vois bien que j’avais raison !

(*) NDLR: cf la page "Mon pire souvenir"

© Michel DALMAZZO


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Commentaires
M
Ah Cecile! J'aime cette idée que le désir d'un certain futur nous en rapproche.. une pensée qui s'allie à l'acte... ça s'appellerai le rêve de l'adulte ou l'espoir.. un peu la pensée magique de notre enfance.<br /> Et pourquoi pas?
C
oui je le crois aussi..Michel! Il est possible parfois de voir "son futur" quand une pensée s'allie à l'acte, mais puissamment .. j'ignore si ça s'appelle la foi, l'espoir ou tout simplement le goût de vivre! quoiqu'il en soit ,il m'est arrivé de constater une fois dans ma vie ce phénomène, mais je crois qu'il faut qu'il soit épauler par le désir et la volonté indéfectible de vouloir que ce futur existe! *_*
M
Roberto! La perlimpinpinologie enseigne que tout n'est pas possible (ce serait trop beau) mais que tout pourrait l'être (c'est quand même pas mal).<br /> <br /> A bientôt.
R
Depuis le temps qu'on nous dit de ne jamais lacher nos reves,d'insister et qu'ils finiront par se réaliser,que tout est possible!Tout ce que l'homme a imaginé est relatif à sa condition,un suisse a inventé une aile volante,il vole,par la volonté de son esprit!La téléportation fait ses 1er pas,etc...On parle de plus en plus de la loi d'attraction,certains disent meme que bientot tout ce que nous voulons se matérialisera instantanément(en 2012).
M
Zorba tu es trop pragmatique! <br /> Fomahault est peut-être un peu trop poétique.<br /> Je trouve Victor et Monique très à propos.<br /> <br /> L'ensemble est un schéma qui me plait beaucoup!<br /> Merci à tous!
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