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Perlimpinpinologie, humour et philosophie
10 octobre 2013

Charlotte

Perlimpinpinologie_17En août 1968, j’avais dix sept ans.
Il y avait eu les événements de mai, l’assassinat de Martin Luther King, les élections et bien d’autres choses au moins aussi importantes mais, à la vérité, ce genre d’actualités ne m’intéressait pas beaucoup.
D’autres sujets me faisaient rêver.
Par exemple, la greffe du cœur…
Par exemple, la conquête spatiale...

Je connaissais le système solaire comme ma poche. Je savais tout de la Nasa ou du programme Apollo et j’avais déjà vu deux fois le film de S.Kubrick, 2001-l’odyssée de l’espace, qui venait de sortir. Je n’y avais rien compris, mais je pouvais l’expliquer mieux que personne : quelque chose comme l’homme est la seule limite de l’homme.
Ne sachant pas trop ce que ça voulait dire, je simplifiais en disant que, médecine ou espace, le seul point à retenir était que tout était formidablement possible…


*

Chaque année, en Août, nous passions trois semaines de vacances à Couvreville sur Mer, en Normandie.
J’y retrouvais mon cousin Julien et mon copain Anatole.
Ma mère nous appelait les trois frères.
A chaque fois, nous mettions quelques heures pour nous réhabituer les uns aux autres, et nous finissions toujours par mériter ce surnom.

Mais cette fois-ci, en 68, ce fut un peu plus long.
Nous avions changé.
Julien, cheveux longs, nous avait dépassé de plusieurs centimètres. Anatole était couvert d’acné et, moi, j’avais épaissi de quelques kilos peu musclés. Mais surtout, au-delà des baignades, volley, flipper, cinéma, …des années précédentes, nous avions envie d’autre chose.

Le premier jour, nous avons essayé le ballon, le bain, le pédalo.. Sans conviction.
Le second jour, nous sommes restés avachis sur la plage à mélanger mollement Beatles, Brel et Marylin Monroe.
Il faisait chaud.
Nous avons réussi à nous lever.
Nous avons fait quelques pas et, déjà fatigués, nous nous sommes assis sur le parapet qui sépare la plage de la promenade.
- Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Julien.
- J’ai pas envie ! Répondit Anatole.
Trois soupirs.
- D’après vous, à quelle distance se trouve l’étoile la plus proche du soleil ? Ca, c’était moi. J’essayais ma passion du moment.
- Quoi? demanda Julien
- L’étoile la plus proche de la Terre, elle s’appelle Proxima du centaure, à quelle distance elle est, d’après vous? répétais-je.
- On se balade ? proposa Julien
Deux soupirs, trois râles.
Nous avions changé.

Nous vîmes passer trois filles.
Aujourd’hui, je dirais des jeunes filles de notre âge mais,à l’époque, je disais filles, alors je dis des filles.
Plutôt jolies, deux blanches, une noire.
Plus exactement, une brune, en paréo à fleurs. Une blonde, toute en bouche et poitrine. Et une africaine, coiffure à la lionne et collier rose.
La première, le paréo, nous regardait de haut pendant que la seconde lui glissait quelque chose dans l’oreille.
Je regardais, fasciné, les longues jambes noires et brillantes de la troisième. Un croisement lion-girafe.
Anatole donna un coup de coude à Julien.
-
Vas-y, Julien. Dis-leur de nous rejoindre !
Julien n’hésita pas une seconde.
-
J’y vais !
Il se leva, se planta devant les filles et, rejetant ses cheveux en arrière, lança :
-
Salut les copines, vous venez avec nous ?
- Et pourquoi ? répondit du tac au tac la brune
- Heu, quoi! Pour parler, quoi ! proposa Julien, un peu désarçonné.

La grande haussa les épaules, suivie par les deux autres. Elles se regardèrent et, ensemble, éclatèrent de rire. Elles passèrent sans nous regarder, pendant que Julien, tout penaud, revenait s’asseoir près de nous.
- Elles sont nulles ! dit-il.
- Bon, qu’est-ce qu’on fait ? reprit Anatole. 
Nous sommes retournés nous coucher dans le sable, comme une confuse envie de nous cacher.

Le lendemain, nous étions au même endroit, à la même heure. J’étais perdu dans mes explications :
-
Vous savez que la fusée Saturne mesure 110 mètres de haut. Vous vous rendez compte ! Un terrain de foot ! ... Et tenez-vous bien, elle pèse 3000 tonnes…
Julien m’arrêta :
-
Les gars, regardez !
Il venait de repérer nos trois rieuses de la veille.
-
Bon c’est à toi ! Vas-y Anatole !
Anatole maugréa un peu, et, sans illusion, se lança à l’aventure.
Il s’approcha de la brune et, cachant son visage d’une main, lui dit quelque chose d’incompréhensible. Le geste de la fille, qui vissait un index sur sa tempe, était, lui, on ne peut plus clair.
Anatole n’insista pas et revint aussitôt vers nous, plus rouge qu’il n’était parti. Ce qui n’est pas peu dire.

Les filles s’étaient arrêtées. Resserrées en demi-cercle, elles échangeaient à voix basse Dieu sait quels babillages féminins.
Anatole, vengeur, me tapa sur l’épaule :
-
Bon ! vas-y, Michel! C’est ton tour!
-
Quoi ? mon tour ?
- Vas-y, qu’on te dit ! Répétait-il.
- Oui ! A toi ! Confirmait Julien.
Je me levai à reculons.
La blonde riait déjà. Elle me dépassait d’une demi-tête.
- Oui ? lança-t-elle, comme si j’allais lui commander un kilo d’orange.
Je préférai me concentrer sur le collier rose et  dis ce qui me passait par la tête:
-
Euh ... Vous savez que … l’étoile la plus proche de la terre se trouve …à plus de deux années- lumière ?
Il faisait vraiment chaud.
- Ca fait combien deux années-lumière ? me demanda la lionne avec une voix de biche.
Je crois que je l’ai embrassée des yeux.
Je récitai :
-
Une année-lumière ! C’est la distance parcourue par la lumière en une année! ça fait environ dix mille milliards de kilomètres !
- Ah oui, c’est beaucoup ! dit la blonde.
- Tant pis, on n’ira pas cet après midi! persifla la brune.
- Pourquoi elle est si loin? me demanda gentiment le collier rose.
- Quoi pourquoi ? Je croyais avoir mal entendu.
Elle répéta :
-
Pourquoi la Terre est si loin de tout?
Elle devait se moquer de moi, même si sa voix douce m’empêchait d’y croire.
- Oui pourquoi ? répétèrent ensemble les deux copines.
Avec elles, il n’y avait pas de doute : j’étais chèvre au milieu des fauves.
Heureusement, arrivaient les renforts.
- Salut les copines, vous venez avec nous ? lança Julien.
- On va manger une glace ! Proposait Anatole.
Je soufflais.

Nous les avons encore un peu poussées.
Nous? Surtout Julien et Anatole. Moi, j’étais toujours coincé dans la dernière question qu’on m’avait posée…
Quelques minutes plus tard, nous étions devenus les meilleurs amis du monde. Ou presque.
Ma lionne-girafe-biche s’appelait Charlotte. Quand je lui ai dit :
-
J’aime bien ton prénom. Il me fait penser à …
ses beaux yeux et ses lèvres roses se sont arrondis, et j’ai eu peur de terminer ma phrase.
Alors, j’ai obliqué prudemment :
-
Tu es née où ?
Nigéria, Biafra, Enugu, c'est-à-dire un endroit dont je n’avais jamais entendu parler. A bien y réfléchir, je n’avais pas entendu parler de la quasi totalité de la planète.
Par chance, elle relança la conversation sur les galaxies, le Soleil, la Lune.
Elle raconta :
-
Dans mon pays, les vieilles disent que les étoiles sont les bougies des Dieux.
- C’est drôle ! ai-je dit
- C’est toi qui es drôle, corrigea Charlotte, en s'approchant de moi.
Tout le monde a ri.

Nos vacances venaient enfin de commencer.


*

J’ai souvent repensé à Charlotte.
Une fois, ce fut différent et plus fort que les autres.

C’était quelques semaines plus tard, en septembre.
J’étais dans mes livres scolaires, quand je reconnus quelques mots qui sortaient de la télé : Enugu, Biafra. J’approchai aussitôt. Une image horrible passa à cet instant : un enfant …. La famine, la guerre, le génocide….
J’ai su d’un coup qu’avec sa question, pourquoi la terre est-elle si loin de tout ? Charlotte ne s’était pas moquée de moi. Elle m’a écrit un jour la réponse :
- Dieu sait de quelles horreurs l’homme est capable. Il a veillé à isoler sa prison.

 

© M.DALMAZZO

 

 

 

 


 

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Commentaires
M
très tendre ! j 'ai eu beaucoup de plaisir à lire ce texte, merci
F
1968 Je n'avais que 35 ans : "la belle âge" pour une femme dite libre puisque divorcée. Pas vraiment libre j'avais deux enfants. Quelle belle époque, que de souvenirs.<br /> <br /> Hier j'ai croisé dans un hyper un monsieur à la chevelure blanche et clairsemée, mais il avait de quoi se faire une queue de cheval; j'ai pensé de lui "tiens voici un ancien soixante-huitard" et voilà que, aujourd'hui, vous évoquez cette année là. <br /> <br /> Merci pour ce tendre récit.
N
Michel.<br /> <br /> Le texte que vous avez offert à vos lecteurs, au-delà de l'émotion, au-delà de la finesse, ce texte est de la pure littérature.<br /> <br /> Merci.
D
Je suis (encore une fois) touchée... très belle chute.
M
Gilles, lire en public? Quelle curieuse question? Je n'y ai jamais pensé!
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