Quelques centaines d'octets
Cet instant qui a commencé avec le premier mot de ce texte, cet instant qui passe sur moi, autour de moi, dans moi, impassible, monotone, indifférent, ou cet instant d'il y a cinq minutes, déjà mort, inerte, ou ces instants d'hier, froids, et tous les autres, oubliés, chacun est unique, tous sont rares, ce sont des fragments de ma vie, ils sont comptés, ils sont tous importants, même s'ils n'ont pas tous la même importance. Un baiser, un rêve, un chagrin, un éblouissement, une peur, un rire, une main, une soie, une fumée, une vague, un cri, une liqueur, un bleu, une fleur... ils sont pleins de ma réalité et, pourtant, tous se vident d'un mot.
Ce que je mets dans celui-ci, là, maintenant, est simple. C'est l'exercice: le tenir, le garder. Je me concentre, je le guette, je l'analyse, je relève tout ce qui s'y passe.
Le plus vite possible, le plus précisément possible.
Je n'ai pas le temps de tout écrire.
Tant pis, je note ce que je peux, mes corrections, mes jambes croisées, le goût de ma salive, la fraîcheur de l'air, ma respiration, le mouvement de mes mains sur le clavier, le mouvement de mes yeux sur l'écran, le clignement de mes paupières, la caresse de ma langue sur mes lèvres, et même cet accent circonflexe oublié que je viens d'ajouter, ce mot, ajouter, que je regarde, ou celui-ci, qui par hasard arrête cette phrase pour la renvoyer à la ligne, et cette virgule, et ce point..
Il y a tant de gouttes dans cette pluie qui me noie. Il y a tant dans un instant.
Mais ma mémoire s'en fout, elle gâche tout, elle ne simplifie pas, elle ne caricature pas, elle ignore tout! J'ai beau relire, réfléchir, chercher, ces mots ne servent à rien. Quoi que j'aie pu dire de cet instant, tout ce que j'en retiendrai, une fraction de seconde après, est: j'écrivais.. Même cela, je n'en suis pas sûr! Aucune phrase n'aura ajouté un fragment véritable de cet instant à mon souvenir. A croire que rien ne se sera passé en moi, je me serais arrêté de vivre, d'ailleurs ai-je jamais vécu? Cet instant ne pesera jamais plus que les quelques centaines d'octets du texte, abstraits, fossiles, étrangers, qu'il en reste.
(c) M.DALMAZZO
Et.. ici ou là: chez l'éditeur, ou ailleurs...