126 marches
Quand l'ascenseur était en panne, il fallait monter 126 marches pour rejoindre notre appartement au neuvième étage.
Je dis 126 mais je ne m'en souviens pas vraiment.
Pourtant, je l'ai monté et descendu tant de fois cet escalier que j'ai forcement compté. C'est le genre de choses que j'ai toujours fait, pour jouer, pour patienter, pour me rassurer.
Mais là, j'ai oublié.
Alors, pour dire 126, j'ai réfléchi un peu.
D'abord, le nombre de marches par étage était un nombre pair car l'escalier zigzaguait au rythme de deux segments égaux par étage: un zig tout droit jusqu'à un petit palier puis, après avoir fait demi-tour, un zag identique jusqu'à l'étage supérieur.
Ensuite, les appartements devaient faire 2m40 de plafond. Je n'ai jamais mesuré, mais c'est l'idée que je m'en fais.
En prenant 20cm par marche (j'ai trouvé ça sur Internet), 2m40 représentent 12 marches par étage. Là-dessus, j'ai ajouté 2 marches pour compter l'épaisseur des dalles qui séparent les étages. Et voilà pourquoi, en comptant 14 marches par étage, j'ai trouvé 126 marches.
126, ça me dit quand même quelque chose mais ce n'est pas vraiment un souvenir.
Par contre, Je me souviens très bien du béton. C'est facile: le béton il y en avait partout. Je le reconnais à l'oreille. Les cages d'escalier résonnent comme des cavernes. Les ombres sont des cris.
Je me souviens aussi que le sol etait couvert de petits carreaux de 5cm de côté, beiges, tachetés de rouge, un rouge sombre comme du sang séché. 5cm environ, peut être 6 ou 7, mais pas plus. À moins que je confonde avec le carrelage d'un autre endroit. Peut-être la classe de physique-chimie au collège, celle qui a brulé, ou celui de la piscine. Je ne sais plus.
Les murs étaient revêtus d'un crépi granuleux, protégé par une peinture beige, épaisse comme une chair. Ça, j'en suis sûr. Parfois, les jours où je me sentais fort, j'y frottais mes doigts en passant, ça me faisait frémir, et je me sentais encore plus fort.
Je me souviens aussi de la rampe, en acier noir et froid, arrondie aux extrémités, portée par une grille épaisse comme une cage.
Je revois aussi la lucarne sur chaque palier et les plafonniers électriques aux lampes éclatées.
Voilà c'est tout.
Je ne sais rien de plus, il faudrait que je fouille dans ma mémoire mais je ne veux pas essayer; maintenant, les escaliers me font peur.
(c) M.DALMAZZO