La rencontre de deux regards qui se regardent est chose complexe, très complexe. Pourtant mon vieux professeur de philosophie moléculaire se faisait fort de nous l’expliquer en deux temps trois mouvements:

- Nous nous devinons dans le regard que nous échangeons avec autrui : ce qui est logique puisque son regard est braqué sur nous ! Mais cette image de nous qu’il nous envoie se superpose à la sienne! Et là encore, quoi de plus naturel puisque c’est cette personne que nous regardons !
En d’autres termes, quand nous croisons le regard d’autrui, nous nous mélangeons virtuellement à lui... grosso modo, évidemment!
Evidemment.
- Naturellement, nous attendons de cette combinaison visuelle ce que nous attendons d’un bon repas, d’une belle musique ou de tout échange que nous avons avec le monde: qu’il nous fasse plaisir ! Ce qui, ici, s’exprime facilement : la superposition de l’image d’autrui à la nôtre doit surtout embellir la nôtre.
Je passe sur les « c’est pourquoi » et les « on peut aussi dire » pour arriver à une conclusion dont il n’était pas peu fier :
- Voilà, tout simplement, ce qui rend difficiles ou agréables certains moments passés yeux dans les yeux avec autrui … comme d’ailleurs avec nous-mêmes !

Je n’étais pas d’accord ! Il y avait forcément autre-chose. Un souvenir récent me prouvait que le croisement de regards met en jeu des mécanismes perlimpinpiniques bien plus compliqués que cette explication simplette, mais le maître avait tout du gourou, je n’ai pas osé le contrarier et il est mort avant que mes premiers cheveux blancs ne m’aient autorisé à lui raconter ce qui suit.

*

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J’étais étudiant en médecine.
Un certain un jour d’automne.

La salle de cours était grise et froide.
Les gradins pouvaient accueillir sans difficulté une bonne cinquantaine d'étudiants mais, ce matin, nous n'étions qu’une douzaine, plus ou moins réveillés, au plus près de la table des opérations, et nous attendions au garde-à-vous que notre professeur aie fini de boutonner sa blouse.
J’avais reconnu les joues flasques et mal rasées, le double menton et le front boutonneux du corps nu étendu devant nous. Une grosse couture en forme de Y sur l'abdomen cachait nos exercices de la veille.
Je me rappelle que, sur son flanc droit, une cicatrice bleue faisait comme un gros suçon.
Ces petits détails s’ancrent stupidement dans la mémoire et on les retrouve trente ans plus tard avec surprise et émotion.

Fin prêt, le professeur démarra ses explications :
- Aujourd’hui, je vais faire un sort aux rumeurs saugrenues qui circulent sur les travaux pratiques dans les facultés de médecine. De mauvaises langues prétendent que, sous prétexte de faire de ridicules économies, nous utiliserions des instruments rudimentaires comme des scies à main, des marteaux, des burins, des chignoles ou toutes sortes d'outils aussi invraisemblables les uns que les autres…

Il prit un instant pour être bien sûr que chacun hochait la tête, et continua :
- Que les gauchistes, anarchistes et autres faiseurs d'histoires se le tiennent pour dit : l'Etat ne lésine pas. L'enseignement moderne utilise des outils modernes, étudiés et adaptés à l'usage qu'on en fait… A meilleure preuve, la décalotteuse hémisphérique électronique Ultra Brain Excise 1973 … que voici !
L'appareil que notre professeur avait tiré de sous la table ressemblait à une cage pour canaris, modèle byzantin qui plait aux enfants, mais sans les exubérances artistiques qui décorent les barreaux.
- Le fournisseur de l'appareil recommande de raser soigneusement le crâne du sujet et de l'enduire d'une substance antidérapante avant la mise en place de l'engin. Ce travail de routine a été effectué par le personnel de service avant que le cours ne démarre. Vous voyez, l'efficacité prime…
Nous avions remarqué.
- L'outil se fixe comme on le ferait d'une mitre d'acier, grâce à un dispositif ingénieux de guides gradués percés de boulons, d'écrous, et de contre-écrous autobloquants. On peut l'adapter sans problème à un vaste échantillon de tailles et de conformations diverses... La pose est rapide, comme vous allez vous en rendre compte.
Il mit en effet deux ou trois minutes pour ajuster son mécano, quatre si on compte les petits réglages ici et là de quelques vis perforantes qu’il fit par la suite:
- Voilà ! Maintenant que la tête du sujet est solidement tenue dans son armature cylindrique, on encliquette un moteur électrique sur la faîtière du dispositif. Celui là est à peine plus gros qu'un sèche-cheveux de jeune fille…
Quant à moi, j’aurais dit « rasoir » mais l’idée est la même.
- Le secret de l'efficacité réside tout entier dans la pièce chargée de la découpe: une petite lame aiguisée, à la forme très spéciale, entre guillotine et sabre japonais, format réduit évidemment, qu'on insère dans un petit chariot mobile coulissant sur un rail qui fait le tour de la tête. Une vis micrométrique permet un ajustement précis.
Il n’y avait rien à redire. Peut-être le fonctionnement ? C’était un jeu d’enfant :
- On appuie sur le bouton’ start’, ici, et on attend.
Il appuya et attendit.

Le cutter tourna lentement, constamment et régulièrement appuyé sur la paroi osseuse, aussi délicatement qu'un crayon sur un papier de soie.
- Une précision due à un détecteur de pression et un régulateur de vitesse intégrés ! Et ça va s’arrêter automatiquement ! Remarquable, n’est-ce pas ?
A cette époque, on s’émerveillait encore des prouesses de la technologie.
- Bon ! Pendant que ça tourne, ne perdons pas de temps. Nos allons nous occuper des yeux. La chose pour voir est belle à voir, croyez moi !
Il agita son scalpel en moins de temps qu’il me faudrait pour trouver le bon adjectif et deux oignons brillants et humides roulaient dans une cuvette d’acier qu’il tendait à l’un de nous.
- Tenez, admirez et faites passer.
L’étudiant qui avait reçu le paquet l'agita, une fois, deux fois, fit un grand sourire et le passa à son voisin qui se régalait d’avance.
Notre professeur fit le philosophe :
- L’œil de l’homme est à l’origine de sa concupiscence…
Mais, la digression ne dura pas longtemps :
- Dupiquet, comme vous semblez intéressé, rappelez-nous le nom des muscles qui assurent la fixation et le mouvement du globe oculaire !
Dupiquet s’exécuta sans faillir et reçut les félicitations générales. Néanmoins, craignant une question subsidiaire, il me passa la cuvette sans attendre. Mais le danger était passé : le maître revenait à son bricolage :
- Regardez, pendant ce temps, la machine a déjà fait son boulot ! Reste à ôter le moteur et dévisser l'armature. Il nous suffira ensuite à l'aide d'un petit stylet de retirer le couvercle que cette mécanique a si finement ciselée. Vous voyez, un outil extrêmement bien étudié, conçu par et pour des gens sérieux.
Il joignait le geste à la parole.

Un coup de coude de mon voisin de droite m’incita à regarder ce que je tenais des deux mains. Au centre de l’assiette métallique, les deux globes tremblaient. On eut dit qu’ils me cherchaient. Ils frémirent une dernière fois, plus forte que les autres, avant de s’immobiliser fermement quand ils réussirent à planter leur regard dans le mien.
J’ai alors su que mes yeux étaient là, dans la cuvette, et qu’ils m'observaient.
Mes jambes ont failli et ma vue s’est troublée.
Le mouvement que j’amorçais vers le sol fut heureusement arrêté par les collègues qui m’entouraient tandis qu’in extremis Dupiquet attrapait la cuvette avant qu'elle n’échoue sur le carrelage.

Je ne sais pas combien de temps a duré le voile noir.
Quelques secondes.

Quand je revins à moi, j’entendis le professeur :
- Donc, si Monsieur DALMAZZO a repris ses esprits, nous allons procéder à l'extraction…

Je reconnus le corps étendu devant nous. Mon regard alla droit au visage. Sa tête portait la marque terrible du chapeau qu’on lui avait enlevé. Je remarquai surtout les deux trous noirs qui avaient avalé ses yeux et je me sentis mieux: son non-regard m’avait rendu la vue.

© M.DALMAZZO

Nb : on pourra prolonger cette lecture par celle de la page intitulée « Ma vocation »

Le regard

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