Changement d'orientation
Abandonner la médecine !
Le peu que j'y avais réfléchi me suffisait. Il y a des éventualités pour lesquelles le simple fait de les imaginer les rend évidentes puis inévitables.
Ma décision était prise.
Restait à l’annoncer au Professeur L., le responsable des externes.
Le Patron ! Le Saint Patron ! Saint Pierre et Satan en personne! Le genre d’homme capable, comme le super méchant de la Guerre des Etoiles, de vous empêcher de respirer si vous avez oublié le nom d’un petit os inutile. Je m’imaginais mal lui expliquer que je voulais changer de voie. Autant lui dire qu’il avait perdu son temps avec moi ! Pour le coup, au deuxième mot, d’un simple froncement de sourcil, il m’aurait enfoncé dans le sol, et recouvert de poussière d’un mouvement de semelle.
Je n’ai rien trouvé de mieux que lui écrire une lettre.
Ce n’était qu’une demi-lâcheté, car j’avais décidé de la lui remettre en main propre.
Et ça c’était un vrai courage!
*
J’ai encore cette lettre dans mes papiers.
La voici :
Monsieur le Professeur,
Il m’a fallu cinq ans pour m’apercevoir que je ne suis pas fait pour la Médecine. J’en ai honte, je l’avoue, mais je suis bien obligé de l’admettre! Plus exactement, je suis obligé d’admettre que je ne peux pas admettre ma réalité !
Que dis-je ‘ma réalité’ ? La réalité !
Cette réalité toute simple selon laquelle que nous sommes faits de sang, de chair et d’os !
Je ne peux pas la comprendre !
D’ailleurs, qui comprend ?
Le sang, la chair, les os, le squelette, les cellules, les fibres, la peau, les vaisseaux, le cartilage, les articulations, les tendons, les ligaments, les nerfs, les muscles, la graisse…
Qui comprend vraiment?
Ces mots ont l’air simple. On se dit qu’on n’a pas besoin de dessin, on les connaît, on voit de quoi il s’agit et on oublie de vérifier ! Les mots simples sont les plus difficiles ! On devrait les réapprendre.
Les mots compliqués, eux, comme ethmoïde, sphénoïde, hyoïde, scapula, calcanéum,… sont plus près de la vérité. Tout au moins, au départ, quand ils sont inconnus, ils donnent l’impression d’être incompréhensibles. C’est bien. Mais on est fier, on se dit qu’il suffit d’étudier la question, qu’il y a du boulot, mais qu’on n’a pas à s’inquiéter ! Avec du temps, un minimum de volonté et un bon professeur, on finira par savoir! Et c’est vrai, un jour, on sait !
Mais on se trompe de vérité !
On croit savoir ce qu’ils signifient parce qu’on sait ce qu’ils désignent ! Mais on ne comprend toujours rien. On se fait toujours avoir par le vocabulaire : avec cette sorte de mots l’essentiel n’est pas d’en avoir la connaissance, mais la compréhension, ceci n’a rien à voir avec cela.
Pour se faire une idée, juste une idée de ce qu’on doit comprendre - et se faire une idée n’est pas vraiment comprendre- il ne faudrait pas se limiter à prononcer ces mots en gesticulant des lèvres et du larynx, comme armoire, autobus ou mimosas.
Ce ne sera jamais que du vent !
Pour aller droit au sens, le véritable sens, il faudrait pouvoir écarteler ces mots, les dépecer, les hacher, les mâcher, les remâcher, les avaler, les régurgiter, encore et encore, jusqu’à ce qu’on pressente, sente et ressente, encore et encore, la barbaque incomestible qui les compose et se décompose pour se décrire elle- même!
Même ça ne serait pas suffisant !
Il faudrait…Il faudrait souffrir. La voilà la vérité: il faudrait souffrir.
Ces mots sont la douleur. Il faudrait les prononcer dans la douleur. Articulés, ou écrits comme ils le sont maintenant, ils ne sont rien, ils ne font rien, ni bien ni mal, ni peine ni plaisir. Ils ne disent rien, ni d’eux ni de nous. Ils ne valent même pas la plus insignifiante des choses. Aucun mot ne vaut une chose. Mais ceux-là moins que les autres ! Avec eux, il faudrait tout reprendre à zéro, les faire rentrer dans notre gorge, les enfoncer en nous comme des torches dans un puits, qu’ils brûlent, qu’ils brûlent, qu’ils brûlent, qu’ils brûlent, le temps nécessaire pour que nous comprenions que pour les comprendre nous devons souffrir, nous devons hurler de l’intérieur, nous écouter attentivement pour les écouter et enfin nous entendre.
On soupçonnera alors que ce sont des véritables engins de mort, de pourriture et de néant, et pas de stupides étiquettes posées sur des bocaux ! On aura alors, peut-être, un début de début d’idée de ce que ces mots veulent dire !
Et encore !
Toute tentative est illusoire.
J’aurais beau multiplier les analogies et les périphrases, on ne se rendrait pas compte, vraiment compte que, quels que soient ces mots et leur définition, ce qu’ils désignent sont des morceaux de nous !
Pour la bonne raison, simple et unique raison, qu’ils oublient l’essentiel, c’est à dire nous, tout simplement nous !
Les dictionnaires anatomiques, les encyclopédies médicales, les manuels spécialisés et toutes les paperasses scientifiques qui nous en mettent plein la vue, qui prétendent nous enseigner tout ou presque tout , qui ne nous épargnent rien ou presque rien, la respiration, l’alimentation, la digestion, la sudation, la circulation, la coagulation, la reproduction, la régulation de température, les secrétions de toutes sortes, les échanges gazeux, les affinités moléculaires, la diversité cellulaire, les tissus, les fibres, les globules rouges, les globules blancs, les anticorps, les milliards de milliard de combinaisons, les arrangements génétiques, les dérangements, les mutations, les adaptations, la merveille de la double hélice, la physique, la chimie, la physique chimie, et j’en passe, et j’en passe, tout cela ne donne pas d’explication, même pas le début d’un minimum d’un peu de je ne sais quoi de tentative d’explication, qui décrirait, schématiserait, illustrerait, ou tout simplement me montrerait vaguement du doigt, la seule mécanique qui me concerne vraiment, c'est-à-dire moi, vraiment moi et pas un autre: la mécanique qui me permet de dire une phrase qui commence par je, à l’idéal je suis, n’importe quelle phrase suffirait du moment qu’elle contient un nom, un prénom, un numéro de sécurité sociale, un numéro de téléphone, une adresse, où n’importe quoi qui me désigne, m’interpelle ou me ressemble un tant soit peu !
Comment faire autrement ? Comprendre c’est se reconnaître !
Voilà la vérité!
Quelle vérité ?
Ce sac rempli de matière, dure et molle, ce sac rempli de chair, d’os, de cellules, de peau, de vaisseaux, de cartilage, de tendons, de ligaments, de nerfs, de muscles, de graisse, de matière tiède, verte, rouge, noire, grise, blanche, gélatineuse, ce sac rempli de merde, de pisse et de sang, ce sac que l’on nous décrit sous toutes les coutures, dans toutes les composantes, en long, en large et en travers, dans toutes ses dimensions, sauf une : nous, vraiment nous, et bien ce sac, au mieux, nous nous y débattons prisonniers, au pire nous y sommes déjà noyés !
Voilà notre réalité !
Voilà la réalité que je n’arrive pas à voir !
Voilà pourquoi, Monsieur, j’ai décidé d’abandonner la médecine.
Le respect que j’ai pour vous m’a poussé à vous en faire part avec sincérité.
Je souhaite vivement que vous me compreniez et que vous me gardiez un peu de votre estime.
Dans cet espoir, recevez, Monsieur le Professeur, …
*
Il m’avait fallu moins d’une heure pour écrire la quasi-totalité de ce texte. Mon stylo était en prise directe sur mon cœur. J’ai, par contre, passé les trois quarts de la nuit à choisir et arrêter les trois dernières phrases. J’aurais voulu dire pardon, ou je regrette, ou je vous aime, mais il ne faut pas ressentir cela pour savoir le dire. Alors j’ai mis un temps fou à griffonner ces mots de conclusion en forme de désespoir de cause.
J’avais à peine dormi, avalé difficilement un café et une demie tartine quand, à la première heure, j’ajustais mes cheveux et frappais à la porte du bureau du Patron.
Je ne crois pas, étant collégien, avoir jamais été convoqué par le proviseur. C’était pourtant ce sentiment qui me nouait les trippes.
- Oui !
S’il avait attendu quelques secondes de plus avant de m’autoriser à entrer, je crois que je serais parti sans demander mon reste. Probablement aurais-je déchiré ma lettre et serais-je devenu le fils médecin dont rêvait mon médecin de père.
Je poussai la porte, il avait la tête baissée dans ses papiers et, sans que je comprenne ni me demande comment il avait su que c’était moi, il ajouta :
- Oui, DALMAZZO ! ….Qu’est-ce que vous voulez ?
Je poussais la lettre sur le bureau, en prononçant d’une voix qui me surprit moi-même :
- Je, je vous ai écrit une lettre !
Il leva la tête, prit mes deux feuillets, me regarda, les regarda, fronça les sourcils, ouvrit la bouche, ferma la bouche, et préféra s’enfoncer dans la lecture.
Il lut sans rien dire. Je n’en menais pas large. Le temps me parut très long, mais je suis sûr que tout cela dura à peine deux ou trois minutes. L’homme nous avait déjà démontré qu’il savait lire comme une photocopieuse.
Enfin, il me regarda :
- Dites-moi, DALMAZZO, vous croyez que c’était bien utile tout ce blalbla pour me dire que vous n’aimez pas mettre les mains dans la bidoche?
- Je voulais…
- Oui, oui ! Ecoutez mon petit ! Vous allez contacter de ma part le professeur SZWTSKZY, au labo 17, bâtiment Sud-Est, il s’occupe de Philosophie Moléculaire.
- Heu… c’est quoi ?
- Dites, vous croyez que j’ai le temps de vous expliquer?
- ...
- Bon… Nous, nous faisons dans la mécanique ; lui, il s’occupe du mécanisme. Vu? C’est ce qu’il vous faut !
- Heu.. oui..
Je n’arrivais pas à bouger.
- Et alors ? Qu’est-ce que vous attendez ?
- Oui, Oui, merci Monsieur.
Je me précipitais vers la porte quand il me rappela
- DALMAZZO ! Tenez, reprenez votre lettre…et ne perdez plus votre temps dans la littérature.
© M.DALMAZZO